Caen/Cherbourg : Quelques collabos du nucléaire & mémoire des luttes antinuk

Extraits de Métropolis, Jack Déjean, autoed. (Caen), octobre 2020, 200 p.

Les métropoles qui poussent selon les délires de technocrates sont un terrain privilégié de la guerre sociale en cours, de la domination qui s’exerce comme des résistances et des révoltes qui donnent des bouffées de liberté. L’artificialisation continue du monde à grands renforts de capitaux, de décrets, de pelleteuses, de flics et de technologies ravage les milieux de vie, et par la même occasion dégrade les possibilités de liberté.

Après un détour historique sur le développement de l’urbanisme, l’ouvrage évoque plusieurs réalisations des technocrates aujourd’hui à Caen, Cherbourg, Lille, Saclay et Grenoble. Il s’agit d’en tirer des leçons, des noms et des adresses, pour mieux s’y confronter.

On recopie ici une partie de Caen, métropole exemplaire ; ainsi qu’une partie du chapitre Un Cherbourg atomique. Le premier détaille la présence de plusieurs collabo du nucléaire dans la ville de Caen, des récits de perturbations de campus nucléaires en 2011 et 2014, et nourrit des réflexions contre l’urbanisation et la technocratie. Dans le texte sur Cherbourg, retour rapide sur un camp anticapitaliste et antinucléaire qui déboule sur une manifestation en 2006, et prévalant le blocage d’un convoi de déchets nucléaires près de Valognes en 2011 et de nombreux sabotages ; avant de jeter un œil sur les luttes antinuk de 1979 (blocages, sabotages, affrontements avec les keufs), ensuite le texte livre des réflexions sur le passage de la ville de Cherbourg à une intercommunale pour les activités industrielles et nucléaires du nord Cotentin, avant de rappeler que l’industrie nucléaire cherbourgeoise est avant tout militaire.


Caen, métropole exemplaire

 

[…] Le développement de la ville est explicitement orienté par l’idéologie aménageuse la plus technocratique : il est question de réhabilitation urbaine de plusieurs quartiers, notamment populaires, par de la planification urbaine à long terme, et surtout de restructurer l’économie autour de projets industriels de haute technologie, tels le nucléaire ou le paiement sans contact et les nouvelles technologies en général. L’école d’ingénieurs Ensicaen (750 étudiants et étudiantes environ) est d’ailleurs spécialisée dans le domaine du nucléaire et de la monétique. La création des 25 hectares du campus technologique Effisciences à Colombelles, dans le sud de l’aire urbaine, a été une concrétisation de cette orientation. Près de 300 salarié.es de NXP y travaillent en Recherche et Développement. On y trouve aussi Synergia, qui héberge des start-ups, particulièrement dans le numérique, Miriade, passerelle entre les entreprises et les laboratoires, ou encore Nucleopolis, association regroupant les acteurs du nucléaire pour soutenir le développement de cette filière, la plus stratégique et la plus mortifère qui soit. Ce campus technologique se tient en lieu et place de l’ancien bastion ouvrier de la Société Métallurgie Normande. Une cheminée des fourneaux a été maintenue, pour mieux effacer le reste. L’urbanisme des technos est aussi une opération d’élimination de la mémoire populaire, enfonçant toujours plus la ville dans la modernité au nom de l’innovation.

Nucleopolis, l’institution atomique locale, regroupe toutes sortes d’acteurs économiques et institutionnels, répartis principalement sur deux pôles : l’un à Caen et Bayeux, l’autre à Cherbourg et La Hague. Nous ne présentons plus EDF, Orano (ex Areva), Engie (ex GDF-Suez). Il y a aussi Naval Group (ex DCNS), célèbre pour sa construction des sous-marins militaires atomiques. Nous trouvons aussi l’entreprise SPIE, « leader européen indépendant des services en génie électrique, mécanique et climatique », présente dans trente pays (et ayant des agences à Caen, Cherbourg, Rennes ou Nantes par exemple). L’entreprise d’ingénierie industrielle Assystem a un profil similaire, elle aussi étant présente partout dans le monde, du Moyen-Orient au Canada en passant par l’Afrique, et travaillant pour un florilège des pires industries : aussi bien pour le nucléaire que pour l’automobile, l’aviation ou l’armée. On trouve aussi les énergies renouvelables dans ses activités. Le capitalisme vert a de beaux jours devant lui. Robatel Industries est du même acabit, et construit notamment les « emballages » pour le transport des déchets nucléaires. Elle possède des sites à La Hague, Cadarache et Marcoule. L’entreprise cherbourgeoise Efinor, avec son siège à La Glacerie, est quant à elle spécialisée dans les métiers de la métallurgie de pointe, et s’est développée dans toute la France, aussi bien dans le nucléaire que l’aérospatiale ou la pétrochimie. Technodoc, située à Cherbourg, est née de la rencontre de deux cadres d’Areva, et met en place des systèmes de gestion d’informations et de documents pour les industries. « L’avenir du passé » est un programme qui a le mérite de la clarté : prolonger la société industrielle par de nouvelles innovations technologiques et de nouveaux désastres industriels. Apave est quant à elle spécialisée dans les conseils pour la maîtrise des risques. Sont aussi membres de Nucleopolis les laboratoires Cyclopharma, où des apprentis sorciers développent la médecine nucléaire : administration dans le corps d’isotopes radioactifs, d’une dose « la plus faible possible » (rassurons-nous), pour élaborer un diagnostic. Le labo de Caen se trouve sur le campus Jules Horowitz, du nom d’un physicien du CEA, boulevard Becquerel. Ça ne s’invente pas. Ce site est situé autour de l’accélérateur de particules du GANIL. Pantechnik a été créé pour sa part par deux anciens du GANIL, et est devenue leader dans la fabrication et l’installation « des bancs de sources permettant la production de faisceaux d’ions lourds et multichargés ». Son nouveau PDG est l’ancien de Sominex, entreprise elle aussi implantée à Bayeux et Caen, qui assemble des systèmes de réglages d’armes, produit du matériel pour le forage pétrolier, et s’est spécialisé dans le « domaine du vide et de l’ultra-vide » (sic), c’est-à-dire dans l’extraction de toutes molécules perturbatrices dans une enceinte. Une manne pour les lanceurs de missiles ! On trouve aussi les Ateliers de Constructions du Petit Parc, fabricant de générateurs de vapeur, et petite PME locale, et bien d’autres boîtes encore. Autant de cibles de choix pour qui se soucie un peu de liberté…

Nucleopolis regroupe aussi des organismes de recherche et de formation. C’est le cas du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables), l’ANDRA (site d’enfouissement de déchets à La Hague), l’AFPA (Association pour la Formation Professionnelle des Adultes), le Centre Hospitalier Universitaire de Caen, le centre spécialisé dans la cancérologie Baclesse, l’école d’ingénieurs Ensicaen, le Ganil et son accélérateur de particules, le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), ou des équipes de recherche comme Cyceron ou Archade, spécialisés dans le nucléaire. Celles et ceux qui veulent sauver l’université et la recherche feraient bien de regarder de plus près ce qui s’expérimente dans les labos.

Différents organismes de regroupement d’entreprises et technopoles sont associés à Nucleopolis : la technopole de Cherbourg-Normandie, la très puissante Union des Industries et des Métiers de la Métallurgie, l’association de sous-traitants de Basse-Normandie Sotraban, maintenant installée sur le campus Effisciences, ou encore l’agence Normandie Incubation, qui aide au développement d’entreprises dans le secteur des technologies innovantes et qui a été créée en 2000 par l’Université de Caen, le Ganil et l’école d’ingénieurs Ensicaen. Dans un élan de cynisme supplémentaire, la Commission Régionale de Conciliation et d’Indemnisation des Accidents Médicaux est aussi membre de Nucleopolis, probablement pour prévenir les éventuels conflits suite à un usage massif et controversé du nucléaire médical.

Le 31 mai 2011, Nucleopolis n’est pas encore connue. Une trentaine d’opposants et d’opposantes au nucléaire bloquent alors une présentation publique. Pendant qu’un punk mélomane égaye les oreilles en jouant du piano, le buffet est pillé et la salle occupée. Les organisateurs abandonnent. L’évènement de promotion n’aura pas lieu. Quelques heures avant, tags et banderoles antinucléaires apparaissent sur les bureaux de l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire) et de l’école d’ingénieurs Ensicaen. Quelques années auparavant, ce sont des débats publics de promotion de la construction du nouveau réacteur nucléaire EPR et des nanotechnologies qui avaient été perturbés. Une manière de rappeler que leur démocratie, c’est cause toujours et d’auto-organiser une lutte basée sur l’action directe.

La présentation d’Effisciences le 15 février 2014, avec aux côtés du maire cumulard local de l’époque Philippe Duron le maire et ingénieur de Grenoble Michel Destot, est elle aussi perturbée par quelques réfractaires. Après s’être goinfrés des mets délicats offerts aux spectateurs et spectatrices, la promotion des ravages industriels à venir se trouve envahie d’une odeur de pourrie. Quelques boules puantes accompagnaient la diffusion d’un texte s’opposant à l’implantation d’un « Minatec caennais ».

Nucléaire, nouvelles technologies, pôle culturel, campus technologique… Caen fait sa mutation. Le Schéma de cohérence territoriale (SCoT) de Caen-Métropole a été une nouvelle fois révisé. Le Pôle Métropolitain Caen Normandie s’étend aujourd’hui sur un territoire correspondant à l’ancienne région Basse-Normandie, regroupant 21 intercommunalités et 3 conseils départementaux pour environ 1,2M d’habitants et d’habitantes. L’ambition affichée est de favoriser le rayonnement de cette métropole. L’Agence d’urbanisme de Caen Normandie Métropol (AUCAME) a préparé cette extension avec un document intitulé Portrait du territoire de Caen-Métropole 2014-2020. L’étalement urbain, source de tensions existentielles autant que de pollution, y est notamment valorisé en tant que dynamiseur des communes autour du centre urbain de Caen. À l’échelle de ce territoire, la filière nucléaire concentre 15 % des installations nucléaires françaises et près de 20.000 emplois. EDF, Naval Group, Engie, Orano et le Ganil sont au coeur des activités liées à l’atome, depuis la recherche jusqu’au domaine militaire. Le meilleur des mondes nucléaires est normand.

Il semble bien que la Ville-métropole soit d’abord une matérialisation du territoire par et pour les technos. Diffuse, elle est à la fois un nœud de transports autoroutiers, ferroviaires, aériens et portuaires, d’approvisionnements énergétiques, un centre de production et de consommation des biens et services de masse, au cœur des circuits mondiaux d’alimentation et de télécommunication, à la pointe de la recherche et développement avec ses laboratoires privés comme publics. Elle sert ainsi de point d’appui aux industries stratégiques et renforce la dépendance des habitants et habitantes vis-à-vis des appareils technocratiques, que ce soient les barreaux routiers, l’automobile, l’énergie, les gadgets technologiques, etc. Une vie sous perfusion étatique et industrielle. La métropole façonne des conditions matérielles d’existence. […]


 

Transport de déchets nucléaires, 22 janvier 1979, à Cherbourg

Un Cherbourg atomique

 

Le 15 avril 2006, en pleine lutte contre le Contrat Première Embauche, 30.000 personnes se retrouvent à Cherbourg pour défiler contre le nucléaire. Quelques centaines de participants et participantes ont monté dans les hauteurs de l’agglomération un village autogéré sur des bases antinucléaires et anticapitalistes. À peine la manif entamée qu’un cortège s’échappe du parcours déclaré pour une manif sauvage, dénonçant au passage l’écologisme d’État des Verts et autres politiciens et politiciennes présents. Quelques tags fleurissent sur les murs d’une ville nourrie à l’atome depuis un demi-siècle et aux stratégies d’État depuis 300 ans. Une activité antinucléaire reprendra pieds dans ce coin de pays, un premier pas vers la lutte contre une nouvelle ligne THT reliant le futur EPR au reste de l’Europe dans la Manche, lancée par un blocage d’un convoi de déchets nucléaires dans les environs de Valognes le 23 novembre 2011 et marquée par de multiples sabotages coûtant chers à RTE pendant plusieurs années. De quoi faire réfléchir l’industriel à deux fois avant de se lancer dans de tels projets.

Des années auparavant, une opposition à l’accueil des déchets nucléaire japonais s’appuie sur la détermination de classe de cette ville ouvrière. Le 22 janvier 1979, 10.000 personnes font face aux flics pour empêcher le déchargement des déchets. Les voies de chemin de fer sont occupés, des groupes harcèlent les flics avant toute sorte de projectiles, des manifs sauvages s’ébrouent dans la ville, pétant au passage les vitres d’EDF. Le convoi parvient finalement à destination avec beaucoup de retard. Le 9 octobre, rebelote. Il y a moins de monde, mais les techniques se sont affinées. Les grues de déchargement ont été sabotées dans la nuit. Des rails sont déboulonnés et tordus. Deux wagons sont déraillés à proximité de l’arsenal, bastion ouvrier. Les CRS chargent, rapidement pris à partie par les travailleurs revenant au boulot qui ont de vieux comptes à régler avec les flics. Les affrontements se prolongent dans la journée. Obligés de changer leur plan, les nucléocrates décident de passer par la route. Le convoi de camions reçoit des parpaings dans les pare-brises. Ces luttes limitées à la question des déchets et intégrées dans des plateformes d’organisations politiques et syndicales n’ont toutefois pas réussi à faire sauter le verrou nucléaire recouvrant ce coin de pays. La métropole cherbourgeoise reste atomique.

La commune nouvelle de Cherbourg-en-Cotentin a été officialisée le 1er janvier 2016, regroupant les six communes de l’ancienne communauté urbaine. Cela en fait l’une des première communes nouvelles, formule rénovée de regroupement de communes reconnaissant l’existence de communes déléguées. Le statut de commune nouvelle a surtout été mis en place afin d’anticiper le développement des futures formes d’intercommunalité. D’ailleurs, les communes nouvelles sont obligatoirement rattachées à une communauté urbaine ou une métropole. L’agglomération cherbourgeoise a l’habitude d’innover, puisqu’elle a été aussi l’une des premières communautés urbaines en 1971. Dès janvier 2017, la nouvelle commune de Cherbourg-en-Cotentin a intégré la communauté d’agglomération du Grand Cotentin.

La commune nouvelle de Cherbourg-en-Cotentin a été élaborée essentiellement pour réunir les compétences communales et communautaires au sein d’une même entité, en vue de l’élargissement de l’intercommunalité à un bon tiers du département de la Manche en 2017. L’objectif est ainsi de renforcer l’attractivité du territoire, et donc de devenir une entité qui compte en termes de nombre d’habitants et d’habitantes d’une part et d’activités économiques d’autre part. Nous retrouvons là une prérogative de l’idéologie cumulative de la technocratie. Avec son port en eau profonde, les sites nucléaires de stockage des déchets et de « retraitement » des combustibles à La Hague, ainsi que la centrale nucléaire de Flamanville où se construit le nouveau réacteur EPR, cette intercommunalité est bien intégrée au maillage industriel stratégique. Par ailleurs, il profite du passé industriel avec les chantiers navals, notamment dans le domaine miliaire (CMN), et surtout avec l’arsenal de Cherbourg (Naval Group) associé à un maillage de sous-traitants pour maintenir une activité nucléaire civile et militaire.

Comme toujours avec le nucléaire, l’armée n’est pas loin… Cherbourg a été pendant longtemps une base stratégique de la marine militaire. Il en reste l’Ecole des Applications Militaires de l’Energie Atomique (EAMEA) dans les locaux de l’école militaire des Fourriers. Celle-ci est intégrée au pôle nucléaire normand et à la filière nucléaire nationale, jusqu’à Cadarache et Saclay. 900 élèves par an de la Marine et de l’Aviation y sont formés à la propulsion nucléaire et à l’art subtil de balancer des bombes atomiques. Les bidasses annoncent ainsi que leur école a le vent en poupe, avec de nouveaux jouets prévus dans les prochaines années : les fameux futurs sous-marins nucléaire d’attaque Suffren, de nouveaux missiles dès 2025 et de nouveaux avions de chasse à l’horizon 2040. La guerre a de beaux jours devant elle. […]

04/08/2022

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