Courant alternatif : Nucléaire civil et militaires, l’amour est dans la cuve !

Publié dans le numéro 338 de Courant Alternatif (mars 2024)

CA de mars 2023 abordait la question du nucléaire en France avec entre autres le projet de fusion de l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire, 500 salariés de droit public) et de l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, 1700 salariés de droit privé) projet voulu par Macron. Celui-ci avait imposé cette idée lors d’un conseil de politique nucléaire à l’Élysée, tenu à huis clos, en février 2023.
EDF, la majorité et toutes les droites avaient applaudi car lancer au plus vite et sans contestation la construction des EPR2, des SMR (Small Modular Reactor, ces projets disruptifs portés par des start-upers aux dents longues) et prolonger l’activité de nos (très) vieilles centrales nucléaires était des priorités politiques, énergétiques et économiques et patriotiques exaltantes.
Le projet de loi a été adopté le 13 février par le Sénat malgré l’opposition de l’intersyndicale des personnels de l’IRSN qui dénonce une loi qui « déstabilisera durablement le système de gouvernance des risques nucléaires ». La fusion devra être effective le premier janvier 2025. Le nouvel organisme prendrait le nom d’Autorité Indépendante de Sûreté Nucléaire et de Radioprotection (AISNR).
Pourquoi tant de hâte ? C’est qu’avec la loi d’accélération du nucléaire le temps est compté. Lorsqu’on fusionne deux organismes avec des activités, des projets, des cultures et des statuts différents il se produit un vaste bordel qui fait régresser la nouvelle organisation au lieu de l’améliorer. C’est un classique de la sociologie des organisations.
Pour réduire cette « période transitoire, par nature délicate [qui] ne saurait être concomitante avec la phase opérationnelle des nouveaux programmes attendus… » il fallait que tout soit bouclé au plus vite ce « qui ouvre pour une éventuelle réorganisation, une fenêtre d’opportunité relativement étroite sans doute d’ici fin 2024. »[1]
Si l’on traduit le jargon parlementaire, pour que tout se passe le moins mal possible pour l’État-EDF il faut que tout soit verrouillé avant la fin de l’année afin que les projets puissent s’engager. Un cadre« fluidifié » avec un interlocuteur unique, l’ASN++, des procédures simplifiés et des délais raccourcis sans contrôle ni contestation possible en interne, voilà le projet. Il faudra quand même expliquer comment EDF et ses prestataires pourront avoir un interlocuteur unique quant une partie des salariés passera sous la coupe du CEA et du ministère des Armées… [2]
Comme EDF avait déjà anticipé la fabrication de pièces vitales pour l’EPR2 de Penly avant la fin du débat public (octobre 2022-février 2023), avant le vote de la loi de relance du nucléaire et sans en informer l’ASN, fallait sécuriser la manip. Un coup d’ASAP et vogue le Titanic de la sûreté nucléaire, tout est simplissime en Nucléocratie.
Il y a bien quelques grumeaux dans le potage. Ainsi, plus de la moitié des effectifs du service de l’IRSN chargé de « prévenir les actes de malveillance et de terrorisme dans le nucléaire civil. » ont démissionné de leur poste après avoir appris que la réforme allait les mettre directement « à la disposition du ministère des Armées »[3].
C’est sûr qu’avec des généraux et le secret-défense, l’information et la protection des populations seront dans de bonnes mains d’autant que les futurs avis de l’IRSN ne seront plus publiés en temps réel mais plusieurs semaines, mois, années (?) après leur réalisation…
On constate par ailleurs qu’une épidémie kaki et militariste gagne le nucléaire dit civil.
À Cadarache (pas d’activités militaires), un général remplace l’ingénieur civil à sa tête. Idem à Saclay. En 2021, « EDF a confié à… l’amiral Jean Casabianca, l’inspection générale de la sûreté de ses sites nucléaires. »[4] Idem chez Ourano (ex Areva). La « délégation interministérielle du renouveau du nucléaire (cad les EPR2) » « est dirigé par l’ingénieur de l’armement cinq étoiles Joël Barre » et le superviseur des chantiers des nouveaux EPR est Hervé Guillou, ex-patron de Naval Group, la société nationale qui construit les navires de la Marine Nationale.
Et, lors du conseil de politique nucléaire du 3 février 2024, les décisions ont été prises sur la base d’un rapport rédigé par un « civil qui a longtemps dirigé le département des applications militaires du CEA. », un mec fiable, quoi.
Le tableau ne serait pas parfait si on oubliait que l’actuel ministre de l’Économie vient de récupérer dans son portefeuille l’ensemble de la politique énergétique dont le nucléaire. Fini le ministère de la « transition énergétique ». Bonjour au nucléaire piloté par l’administration du Trésor dont on connaît l’humanisme discret appris à l’ENA.
Ces deux éléments montrent bien la volonté étatique de mettre sous le boisseau toute contestation interne (en attendant d’écraser celle externe ?) et de contrôler l’ensemble du secteur nucléaire sans même faire semblant de jouer la carte de la fiction démocratique.
En ce début de 21ème siècle on assiste au retour en force (désespéré ?) de l’État-EDF et de l’État-CEA des années 1950-1990, pour tenter d’imposer une fois de plus dans l’opacité un programme nucléaire gigantesque mais totalement branlant (au plan financier, économique, technique et énergétique) aux cochons de citoyens. Citoyens que l’on tente d’apeurer, d’insécuriser, de réprimer et de tétaniser en permanence face à ce qui se met en place.
Cette dérive autoritaire menée par des micro-milieux sociaux élitistes marqués par un entre-soi techno-bureaucratique montre bien que l’État c’est eux ! Et qu’ils sont nos pires ennemis…

NuScale Power est à poil !

Il s’agit de la société étatsunienne phare dans les SMR (Small Modular Reactors). Cette start-up conquérante vante ses formidables réalisations qui n’ont pas dépassé le stade des études théoriques. Les deux seuls SMR fonctionnant actuellement sont des démonstrateurs bien loin, un en Russie, l’autre en Chine. Elle occupe, avec un storytelling plutôt efficace, l’espace médiatique et financier du business des SMR gavés aux fonds publics (600 M de $ depuis 2014 et 1,5 milliard pour son projet Utah rien que pour NuScale).
Malheureusement dans sa course effrénée à la recherche de capitaux elle a poussé ses pions « … aux limites du mensonge pour accaparer les financements (la société fait l’objet d’un enquête après qu’un rapport de vente à découvert ait allégué qu’elle avait vendu 24 réacteurs à un ‘faux client’ (une entreprise de cryptomonnaies)[5] bien incapable de les financer ».
De plus, afin de dissimuler les coûts réels de fonctionnement de son hypothétique SMR, NuScale a omis dans ses projets, les « … structures de confinement étanches et systèmes de sécurité de secours… fiables. [le projet] ne disposait également que d’une seule salle de contrôle pour 12 unités de réacteur [produisant chacun 60 mégawatts d’électricité] ». La Commission US de réglementation nucléaire (NRC) exigeait elle, une salle de contrôle pour 2 réacteurs. Elle a aussi tenté de « … contourner les réglementations de sécurité critiques, notamment les exigences relatives aux plans d’intervention d’urgence hors site pour protéger les communautés voisines. »
Un malheur ne venant jamais seul, son action a dévissé de plus de 33 % début 2024, après qu’elle ait été obligée d’abandonner son projet phare, celui de l’Utah Association of Municipal Power Systems « passé de 3,6 milliards de dollars pour 720 mégawatts en 2020 à 9,3 milliards de dollars pour 462 MW en 2022. » ce qui a provoqué le départ de nombreuses municipalités de l’Utah attirées par cette fumeuse énergie « décarbonée » à bas prix, mais passée de 58 à 89 £ le kWh en une année.[6]

SMR à la française

Le SMR semble être en France le Graal des nucléocrates, privés ou étatiques. Un milliard d’€ a été attribué à la recherche sur ceux-ci dans le cadre du plan France 2030. Cela fait saliver et plusieurs projets qui ont pour caractéristique commune leur stade embryonnaire (malgré le blabla qui entoure leurs « avancées ») se tirent la bourre.
Le moins mal parti est NuWard. Regroupant TechnicAtome, le CEA, Naval Group et EDF. Le projet est basé sur « deux unités de 170 MW couplées et pilotées par une unique salle de commande » et s’appuie « sur le retour d’expérience du projet de propulsion des sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda ». Il s’agit donc de réacteurs classiques à eau légère. 170 millions d’€ supplémentaires lui ont été attribués pour la recherche dans le cadre du plan de relance 2020.
Les autres projets, « dits de 4ème génération, caractérisés par des liquides de refroidissement alternatifs (métal liquide, gaz, sels fondus) »[7] sont portés par des start-ups qui espèrent devenir des « licornes » capitalistes [8].
Hexana, Stellaria (toutes deux issues du CEA), Jimmy Energy, Naarea, Transmutex, Renaissance Fusion, mais aussi Newcleo, Calogena, Otrera Nuclear Energy, Blue Capsule prétendent vendre du super-innovant, du rapide et de l’efficace.
En réalité c’est très, très oldschool car les technologies rappellent furieusement les surrégénérateurs Phénix (arrêté), Super Phenix (abandonné suite à divers accidents) et Astrid (programme arrêté par Macron).
Et un léger doute nous taraude quand on apprend, que comme Super Phénix, ils vont diminuer les quantités de déchets radioactifs en consommant du plutonium.
Déjà il y a un premier petit problème. Sur le papier, selon de savants calculs « il est avancé que le projet français permettrait de bénéficier d’une électricité tarifée à 120 euros/kWh, bien trop chère donc… »
À ce petit rien s’ajoute tout le reste, comme le montre bien Bernard Laponche qui analyse et critique les récent propos du directeur de l’ASN de janvier 2024 [9]
Les SMR doivent être soumis aux mêmes règles que les réacteurs classiques pour les « enjeux de sûreté, de sécurité et de non-prolifération… » même si certains SMR innovants « présentent des caractéristiques intrinsèques de sûreté potentiellement prometteuses ».
Lesquelles ? La sécurité dite « passive ». Or, « Parler de sûreté passive peut être rassurant pour le public, mais d’un point de vue technologique ou de probabilités, il n’y a pas d’avantage en soi à la sûreté passive par rapport à la sûreté active, précise Renaud Crassous, le président de Nuward… »[10] Si c’est eux qui le disent…
« L’utilisation de SMR en France ne présenterait pas grand intérêt pour la production d’électricité au vu de l’importance du parc actuel des centrales d’EDF et des projets annoncés. » Pour EDF l’espoir c’est l’exportation avec tous les risques de prolifération nucléaire mondiale ET le marché intérieur car les « SMR pourraient être très utiles pour la production de chaleur ou de vapeur pour les industries de process (industrie papetière, agroalimentaire, chimique, etc.) » Problème : « Il faudrait alors implanter le réacteur SMR très près de l’installation industrielle ou même, d’après l’ASN, à l’intérieur de cette installation. » Cela rendrait ces installations intrinsèquement doublement dangereuses car « on ne peut pas admettre la présence d’une installation nucléaire de base, contenant des matières hautement radioactives au sein d’une installation industrielle classique, de type ICPE dans laquelle une situation accidentelle grave (AZF, Lubrizol) pourrait endommager l’unité SMR et transformer l’accident en catastrophe. »
Pour être rentable, la filière SMR doit être industrialisée, standardisée et produire beaucoup. Il faut des centaines de clients privés, dispersés sur tout le territoire. Or « l’ASN et l’IRSN portent une très grande attention aux « agressions extérieures » d’origine naturelle ou malveillante. Que deviennent ces préoccupations… sur des emplacements… dont l’emplacement a été choisi hors de toute préoccupation de sûreté et sécurité nucléaires ? »
Les réacteurs dits innovants posent eux des tas de problèmes encore inconnus. Quel sera leur comportement en conditions normales, ou en cas d’accident ?
Il n’existe aucune information sérieuse sur les coûts réels de cette future filière qu’il s’agisse de la conception, de la construction, l’exploitation (ils seront déjà plus gourmands en main-d’œuvre que les centrales classiques), des combustibles (fabrication et retraitement), comme du démantèlement et de la gestion des déchets.
C’est simple, avec les SMR on retourne à l’âge d’or de la nucléocratie française où toutes ces questions avaient été planquées et niées.
Dernier élément inquiétant : l’apparition de nouveaux acteurs privés « très ambitieux, qui veulent que ça aille vite », au point d’inquiéter l’ASN. « Nous avons devant nous des vendeurs, qui n’ont pas toujours la maturité technologique suffisante et qui ne voient pas le sujet de manière globale, expliquait-il. Nos interlocuteurs n’ont en tête que très rarement ce qui est lié au cycle du combustible : souvent, ils nous présentent des projets avec des combustibles qui n’existent même pas, qui sont à un niveau d’enrichissement extrêmement élevé et pourraient poser problème en matière de prolifération. Et ils ne se préoccupent pas des déchets. »(Cf note 10)
La finalement très vieille Start-up Nation présidentielle renoue sans complexe avec les principaux éléments du très vieux crétinisme criminel originel du programme nucléaire français des années 70. Ils en reprennent tous les éléments en accéléré pour mettre en place un système aussi – voire plus – dangereux qui s’ajoutera aux dangers de l’actuel. Cela en s’appuyant sur l’irresponsabilité, la cupidité, l’arrogance du nouveau capitalisme des start-upers qui avec leurs barbes bien taillées, leurs pantalons et liquettes près du corps, n’ont qu’une devise « prend l’oseille et tire-toi ».

En passant

Depuis samedi 17 février, un important incendie ravage le dépôt de la Snam (Société nouvelle d’affinage des métaux) spécialisé dans le recyclage des batteries au lithium à Viviez, près de Decazeville (Aveyron). 900 tonnes de batteries brûlent, explosent et répandent des fumées hautement toxiques aux alentours.
Il risque de durer un bon moment, malgré les discours se voulant rassurant assurances des officiels. Or, depuis l’incendie il y a un an, à Grand-Couronne d’un site de batteries de Bolloré Logistics, ces discours lénifiants sont loin de rassurer les riverains.[11]

Freux et Eugene the Jeep

Notes
1 – Belle « Fenêtre d’opportunité » pour le foutoir nucléaire. J-L P. Le Canard Enchaîné du 09/08/2023. Il s’agit d’une citation du rapport de l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques sur la sûreté nucléaire. 
2 – L’écoute de « Quelle gouvernance pour la sûreté nucléaire française ? » dans l’émission « Le téléphone sonne » du vendredi 16 février (France Inter) est très instructive.
3 – Désertion dans le nucléaire. Hervé Liffran. Le Canard Enchaîné du 07/02/2024
4 – L’OPA des militaires. Le Canard Enchaîné du 01/03/2023
5 – La Course aux SMR. homonuclearus.fr du 27/04/2021. Lire aussi : NuScale Power ($SMR) : A Fake Customer and a Major Contract in Peril Cast Doubt on NuScale’s viability. Iceberg Research du 19/10/2023
6 – Coalition’s nuclear SMR poster boy cancels flagship project due to soaring costs. Renew Economy du 17/02/2024. Voir aussi : « Décryptage : le projet SMR de Nuscale dans l’Idaho annulé », article hilarant de la SFEN secte nucléariste biberonnée par EDF et Ourano.
7 – Le petit réacteur atomique SMR fait rêver les nucléaristes. Émilie Massemin. Reporterre du 04/05/2021
8 – Dans la novlangue disruptive-entrepreunariale, ce sont des start-up dépassant les 1 milliard de $ de capitalisation et non cotées en bourse. C’est la version financiarisée de la fable de la a grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf.
9 – Le dangereux engouement pour les SMR. Bernard Laponche. Global Chance. 15/02/2024
10 – Nucléaire : avec les projets de petits réacteurs innovants, de nouveaux défis pour la sûreté. Perrine Mouterde. Le Monde du 07-02-2024
11- Incendie d’une usine de batteries : l’impossible retour à la vie normale des riverains. Reporterre du 16/02/2024

26/03/2024

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