Fermer les centrales nucléaires, délester le capitalisme et l’État
Paru dans le n°46 de Hors Service, journal anarchiste (octobre 2014)
Deux choses importantes
Deux choses auront au moins été tirées au clair par l’acte de sabotage d’une turbine électrique à la centrale nucléaire de Doel en août 2014 [1]. Deux choses importantes, et qu’on n’a pourtant lu nulle part.
Primo. Que si le nucléaire représente une contamination durable et difficilement résoluble, il est quand-même déjà possible de mettre à l’arrêt la production énergétique de ces centrales de mort. La lutte contre le nucléaire n’est pas seulement une lutte contre le fait qu’il soit à l’origine de catastrophes et d’irradiations permanentes, de l’empoisonnement durable de l’environnement, mais aussi contre le fait que l’existence même du nucléaire hypothèque toute perspective de liberté et d’auto-organisation, parce que son entretien et sa gestion impliquent forcément une structure autoritaire et verticale, une structure militarisée.
Secundo. Que le système économique et étatique en vigueur est totalement dépendant d’un flux constant d’électricité, sous peine de paralysie. Usines, commissariats, ministères, transports, administrations : toutes les structures fondamentales de l’oppression étatique et de l’exploitation capitaliste ont en commun leur dépendance à l’énergie. Et quand les choses sont à l’arrêt, quelque chose d’autre peut enfin commencer à bouger.
Contre le nucléaire
Les gestionnaires de l’existant jouent avec la peur des conséquences imprévisibles d’une catastrophe nucléaire depuis la construction des toutes premières centrales. Ceux qui habitent autour de ces centrales (et en Europe, c’est en réalité tout le monde) sont dépendants de ses constructeurs pour se protéger contre le déchaînement d’une telle catastrophe technologique. En effet, face à elle, face aux radiations, face aux «fuites», ce sont encore ces mêmes nucléocrates qui ont rendu la catastrophe possible qui déboulent pour «gérer» la situation : plans d’évacuations, soi-disant décontamination, traitement de la centrale à l’arrêt,… Ces spécialistes et leur structure de commandement fort hiérarchisée deviennent alors incontournables. De plus, toute centrale nucléaire produit également des tonnes de déchets radioactifs que ces spécialistes enfouissent tranquillement sous terre en espérant que tout ira bien. Leur radioactivité est désormais partout (à cause des déchets, des radiations, des «petites» sources comme les laboratoires, les hôpitaux, les usines, les bombes à uranium appauvri…), produisant leucémies et cancers, modifiant les structures génétiques des plantes et des êtres vivants, contaminant la planète de façon irréversible.
Se demander pourquoi le nucléaire existe, c’est comprendre les raisons pour s’y opposer fermement. Les centrales nucléaires produisent l’énergie nécessaire aux technologies du capitalisme. Les centrales produisent l’énergie qui détermine les stratégies géopolitiques (comme le font aussi le pétrole et le gaz), modelant ainsi la concurrence et la collaboration entre Etats. Elles produisent la dépendance des gens envers leurs oppresseurs. Elles produisent la soumission aux hiérarchies qui gèrent et maintiennent ce monde. Elles produisent la paix sociale.
Le nucléaire doit donc être arrêté, dans les centrales comme dans la recherche, dans ses applications militaires comme dans ses applications civiles, c’est un pas nécessaire sur le chemin vers la liberté.
Peur
Depuis le sabotage contre la centrale de Doel, les politiciens ont beaucoup évoqué la menace d’un black-out, d’une panne d’électricité généralisée. A entendre leurs paroles, on se croirait à l’aube d’une apocalypse cauchemardesque. Les appels à une «consommation responsable» fusent, mais aussi à préserver le calme et l’ordre. Afin de faire face à une potentielle pénurie, l’Etat a lancé un plan de délestage qui consiste à couper l’électricité aux gens plutôt qu’aux bureaux, usines, commissariats, ministères. L’économie et la sécurité avant tout, il n’y a pas de surprise là-dedans.
Si les politiciens parlent d’un black-out, ils cherchent sans doute à faire peur à la population afin d’obtenir sa soumission. Evoquer une pénurie électrique, c’est effectuer un travail de préparation mentale pour la construction de, par exemple, une nouvelle centrale nucléaire. Jamais n’est posée la question de pourquoi toute cette production d’énergie serait nécessaire. Pourtant, la voracité moderne du capital pourrait peut-être bien être mesurée à travers sa consommation énergétique. Pour ne donner qu’un simple exemple : amener les riches, les eurocrates et les managers en 1h20 avec un Thalys de Bruxelles jusqu’à Paris nécessite une énergie électrique équivalente à ce que cinq ménages bruxellois consomment en moyenne en une année!
Alors, vaincre la peur que le pouvoir cherche à distiller à propos d’un éventuel black-out ne signifie pas pour autant vouloir court-circuiter les hôpitaux et les maisons de repos comme voudrait nous le faire croire l’Etat. L’Etat désigne toute critique, toute action de sabotage contre la dépendance électrique, comme du «terrorisme», tandis que c’est lui qui sème la peur, qui brandit le spectre de la terreur que représentera une belle coupure dans la normalité, qui bombarde et pille des régions entières pour s’assurer l’accès au pétrole, au gaz, aux matières premières.
Il nous faut percer les mensonges de l’Etat. Il dit que nous sommes tous dans le même bateau et qu’il faut alors tous faire des efforts en prendre soin. Mais ce n’est pas comme cela. Nous nous trouvons sur son bateau contre notre gré, ou en tout cas, sans jamais l’avoir vraiment choisi. Enchaînés comme les esclaves des galères d’antan afin de faire fonctionner la machine. Aliénés de la vraie vie, car vu qu’on naît et qu’on meurt dans la coque du bateau, la coque du travail, de l’obéissance, de la consommation, nos yeux n’ont jamais pu scruter l’horizon ou le ciel. Alors, si le pouvoir dit qu’il est terroriste de vouloir faire couler le bateau, c’est parce qu’il veut justement conserver son pouvoir sur les esclaves enchaînés. Alors, c’est à toi de choisir entre rester enchaîné toute une vie ou te libérer en prenant aussi le risque de devoir nager par toi-même; à toi de choisir entre la soumission et la révolte, entre l’obéissance et la dignité.
Sabotage et paralysie de l’économie
Qu’est-ce que le capitalisme? La question est complexe et peut être abordée de mille façons différentes, dont nous distinguerons ici trois aspects fondamentaux.
D’abord, il y a le mode capitaliste de production, la production de marchandises. La production est réalisée à travers des structures (l’usine, l’atelier, les machines,…) et de la main d’œuvre (les ouvriers, employés, salariés,…). Le capitaliste génère du profit en investissant dans les structures et en exploitant la main d’œuvre (c’est-à-dire, en les payant moins que ce qu’ils produisent réellement en termes de valeur capitaliste). La chose importante ici, c’est que la production est donc dépendante de l’obéissance de la main d’œuvre, car si cette dernière ne veut pas travailler, la machine ne tourne pas; et que cette production est aussi dépendante des structures, car une usine dynamitée ne peut rien produire non plus.
Ensuite, il y a le mode capitaliste d’échange, c’est-à-dire la consommation, le commerce, la circulation des marchandises. Pour cela, le capital doit générer des marchés pour écouler les produits, donc créer des besoins; il doit faire circuler l’argent à travers les banques, les bourses, les investissements, car un euro investi ici ne génère pas le même rendement qu’un euro investi là-bas; et surtout, ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, il a besoin d’infrastructures pour réaliser cette circulation. Des chemins-de-fer et des ports pour acheminer les marchandises, des réseaux de communication pour organiser l’échange et la circulation, des réseaux électriques pour faire tourner tout cela. Le capitalisme est donc dépendant de flux constants, autant matériels (marchandises, main d’œuvre, matières premières, énergie) qu’immatériels (informations, données, résultats de recherche,…).
Enfin, il y a la reproduction du rapport social capitaliste, et c’est peut-être le cœur de toute la question. Les rapports sociaux déterminent la place et le comportement de chacun dans cette société : du riche comme du pauvre, du capitaliste comme du salarié, du policier comme du prisonnier. Mais ces rapports ne sont pas «idéologiques», ils se réalisent dans un espace concret. Le pauvre a sa place dans une cage à poules, le riche dans sa villa. La prison, avec ses cellules, ses murs et ses barbelés, enferme des individus et crée ainsi les rôles de prisonnier et de gardien. Cette reproduction du rapport social coïncide aujourd’hui presque entièrement avec la continuité de la normalité; en d’autres mots, tant que le train-train quotidien continue chaque jour d’avancer à l’identique, le pouvoir n’a pas à craindre que nous remettions en en question les rôles qu’il nous impose. Et ce train-train quotidien peut être saboté. Il peut être court-circuité.
Si l’ensemble du contrôle, de l’exploitation, de l’oppression dépendent fortement de l’énergie, il est logique que toutes ces petites infrastructures réparties à travers le territoire sautent aux yeux des révoltés : boîtiers électriques, câbles souterrains, transformateurs, câbles de fibres optiques, relais de téléphones portables,… Ces structures sont si nombreuses et disséminées que le pouvoir ne pourra jamais toutes les protéger efficacement contre des gestes de révolte, contre des sabotages diffus et répétés.
Si la pratique du sabotage ne peut en soi pas transformer le rapport social capitaliste et autoritaire, il est par contre certain que tant que la machine continuera de tourner, on ne pourra espérer aucune remise en question de l’existant. L’omniprésence de la domination exige une première rupture dans le cours normal des choses, car c’est uniquement grâce à cette rupture-là qu’on peut espérer avoir un moment à nous, un moment pour réfléchir où nous en-sommes, et pour imaginer un autre monde. C’est étrange, mais quelque part, on a comme l’intuition qu’on y verra plus clair dans le noir…
«La Grande Coupure» du 15 janvier 1944
Nous sommes au soir du 15 janvier 1944. L’activité fébrile des groupes de partisans contre l’occupation nazie présente de nombreuses facettes, qui vont de la propagande clandestine jusqu’à l’exécution de responsables de la répression nazie. Le «Groupe G», un groupe de résistants issu des milieux universitaires libres de Bruxelles, se caractérise par son choix de lutter principalement à travers la méthode du sabotage de l’économie. Ils aident ainsi des ouvriers à saboter les usines de l’intérieur, fournissant connaissances et matériel, mais mettent aussi sur pied des groupes de saboteurs qui vont surtout s’attaquer aux transports (de produits via les routes, les canaux et les chemins-de-fer, d’informations via le réseau de téléphone et de radio, et d’énergie via le réseau électrique et les dépôts de pétrole), et aux points vulnérables de l’industrie.
Ce soir-là, entre 20 et 23 heures, les saboteurs du Groupe G font sauter les pylônes du Borinage. Tout de suite, la coupure remonte vers La Louvière, Court-Saint-Étienne, Charleroi, Namur, puis bifurque vers la région liégeoise vers Bressoux et Visé, tout en rayonnant en direction d’Alost, Termonde, Malines, Courtrai.
La démolition à l’explosif de 28 pylônes à haute-tension a pour effet de priver d’énergie et de façon durable de nombreuses usines à travers tout le pays, et jusque dans le bassin rhénan. Un grand nombre d’entreprises travaillant pour l’effort de guerre allemand sont immédiatement mises à l’arrêt. Il se dit que cela a été la plus grande opération de sabotage coordonnée d’un réseau électrique de toute la Deuxième Guerre Mondiale.
Le sabotage sera toujours l’arme de ceux qui veulent en finir avec l’oppression, qu’elle se nomme nazie, capitaliste ou étatique.