Jour 10 : Entre commissaires enquêteur.ices et gendarmes : un apéro pas public à Bure

Publié à l’origine sur onestpasdup.noblogs.org.

8h30 à Bure. La porte d’entrée de la Maison de Résistance s’entrebâille. Une âme, ou peut-être deux, semble être sur sur le point de mettre un pied dehors. « Enfin quelqu’un ! » peut-on lire dans les yeux brillants des 6 gendarmes plantés comme des piquets devant le QG insurrectionnel. La routine commence à se faire ressentir chez les gendarmes de l’enquête publique. Ils sont là, seuls dans le silence du village, à attendre qu’il se passe quelque chose, un événement, n’importe quoi qui puisse rompre leur ennui. Mais il ne se passe absolument rien. Alors un des leurs se lance et prononce un « Bonjour », comme ça. Un autre demande s’ils peuvent avoir du café, là aussi sans attendre aucun retour. Le dernier lâche qu’ils sont là depuis 6h30. A cet instant, ce qui compte pour eux, c’est d’apercevoir quelqu’un.e qui, par sa simple présence, les aide à trouver une raison d’être ici.

 

Les opposant.e.s s’attroupent sur le trottoir en face de la mairie. Une banderole est accrochée, une enceinte est posée et on allume le micro. Ce matin, on va raconter des histoires sur le nucléaire. Catastrophes à Tchernobyl, à Fukushima, grand carnage du carénage, désastre de l’extraction minière en Afrique… Et on va aussi lire de longs extraits de La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse de Svetlana Aleksievitch.

Pour son livre, l’autrice a interrogé les hommes et les femmes ayant subis la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et retranscrit leurs témoignages sur leurs sentiments, leur souffrance, leur état d’esprit et leur vision de la vie après l’accident… Elle a enquêté durant 3 ans et a permis à ces survivants de sortir du silence dans lequel on les avait enfermé.e.s. Chacun à sa façon, femmes, mères, pompiers volontaires, militaires envoyés à la mort, raconte la perte d’un mari, d’un enfant, la peur, le découragement, le sentiment d’abandon mais aussi la vie qui éclate dans chacun de ces témoignages comme une leçon de dignité et de force morale. Les mots justes. De ces mots, l’auteur dit : « Ils ne parlent pas de Tchernobyl mais du monde de Tchernobyl, justement de ce que nous connaissons peu, de ce dont nous ne connaissons presque rien. Une histoire manquée: voilà comment j’aurais pu intituler ce livre (…) Je m’intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l’inconnu. Au mystère. Tchernobyl est un mystère qu’il nous faut encore élucider. C’est peut-être une tâche pour le XXIeme siècle. »

Extrait de La Supplication : « Je veux témoigner. Je l’ai vécu alors il y a dix ans et je le revis toujours actuellement. C’est toujours en moi. Dès les premiers jours, les sentiments étaient que nous n’avions pas seulement perdu la ville, mais la vie entière. On nous évacua le troisième jour, le réacteur brûlait. Je me souviendrais toujours des paroles d’un ami : « Ça sent le réacteur ». Une odeur indescriptible. Il y a eu une annonce à la radio : interdit d’emporter des affaires personnelles. Entendu, je ne prendrai rien. A l’exception d’une seule chose : la porte de mon appartement. Il m’était impossible de la laisser, quitte à clouer des planches pour condamner l’entrée. Notre porte, notre talisman. Une relique de famille. Mon père a été allongé sur cette porte. J’ignore l’usage ailleurs, mais chez nous, ma mère disait qu’il fallait coucher les défunts sur la porte de la maison, en attendant de les mettre en bière. J’ai passé la nuit entière près de mon père allongé sur cette porte. La maison est restée ouverte toute la nuit. Et sur cette même porte, il y a des marques de bas en haut : ma taille à différents moments de mon existence. De petites encoches accompagnées d’une annotation : première année d’école, seconde, septième, avant le service militaire. Et à côté, la croissance de mon fils et de celle de ma fille. Toute notre vie était inscrite sur la porte. Comment pouvais-je la laisser ? Je l’ai récupéré quand même la porte, deux ans plus tard, de nuit en moto à travers la forêt. Voilà comment j’ai volé la porte de ma propre maison. J’ai envoyé à l’hôpital ma fille et ma femme. Elles avaient des tâches noires sur le corps. Elles apparaissaient, disparaissaient. Grosses comme des pièces de 5 kapeïk. Elles n’avaient pas mal. On leur a fait passer des examens. J’ai demandé les résultats, on m’a répondu : « Ça ne vous concerne pas. » Ça concerne qui alors ? A l’époque, tout le monde disait que nous allions tous mourir. Que vers l’an 2000, il n’y aurait plus de biélorusses. Ma fille avait 6 ans. Je la borde et elle me murmure à l’oreille : « Papa, je veux vivre. Je suis encore petite. » Et moi qui pensait qu’elle ne comprenait pas. Pouvez-vous imaginer sept petites filles totalement chauves en même temps. Elles étaient sept dans la chambre. Non, c’est assez… Je ne peux pas continuer. Lorsque je raconte cela, j’ai l’impression de commettre une trahison. C’est mon cœur qui me le dit. Lorsque je dois la décrire comme une étrangère. Ses souffrances, ma femme ne pouvait plus supporter de la voir à l’hôpital. « Il vaut mieux qu’elle meurt plutôt qu’elle souffre comme ça. Ou que je meurs pour ne plus voir cela. » Non je ne peux plus continuer… Non. Nous l’avons allongé sur la porte. Sur la porte qui avait supporté mon père jadis. Elle est restée là jusqu’à l’arrivée du petit cercueil. Il était à peine plus grand que la boîte d’une poupée. Je veux témoigner que ma fille est morte à cause de Tchernobyl et qu’on veut nous faire oublier cela. »

Des regards lancés parfois vers nous, des gendarmes qui s’approchent. Au fur et à mesure qu’est lue La Supplication, ils seront plus nombreux autour de nous. C’est étrange mais ceux-là ont l’air d’écouter attentivement la récitation.

Il est midi. Il y a des gendarmes à l’intérieur de la mairie. Passée la petite horde, les 3 commissaires enquêteur.ices sont au petit espace café, bières à la main et ça tchatche avec des plus hauts gradés. Dommage, l’apéro est malheureusement interrompu par une personne de l’extérieur venue pour leur parler. La permanence se tient toujours jusqu’à 12h30, rappelle cette personne. Et la commissaire enquêtrice de lui répondre : « Ne vous inquiétez pas, vous nous dérangez absolument pas ». Il ne manquerait plus que ça…

30/09/2021

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